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Alors que la chair et la graisse qui se collent à la flamme sont dévorées par elle, toi qui te colles à elle tu es toujours vivant.
Le Zohar, Livre de la Splendeur.
Spider Nervi espérait que Flatterie était en train de recevoir une leçon d’humilité de la part de la populace, car c’était certainement ce qui était en train de se passer pour lui avec le varech. Il avait repéré Zentz en train de flotter sur le dos, le blanc de ses yeux seul visible, l’embout de son respirateur inutilisé. Un long filament de varech lui entourait la taille et le poussait doucement vers le bord du lagon.
Heureusement pour lui, Zentz avait eu la présence d’esprit de gonfler l’encolure de sa combinaison. Cela lui maintenait la tête et les épaules à la surface, quoiqu’il fût assez gros pour flotter par lui-même.
Il était heureux, également, que Nervi eût détruit le filament très vite, du premier coup. Il avait pu ramener Zentz à l’hydroptère avant de commencer à sentir les premières secousses de la colère du varech dans son sillage.
Zentz semblait respirer encore.
Cela aurait été bien plus facile pour moi s’il s’était noyé. Mais je peux encore avoir besoin de lui. Vivant, il m’est beaucoup plus utile que mort.
Une chose était certaine, il fallait se mettre au plus vite hors de portée du varech. Un zombie à bord suffisait amplement.
L’hydroptère commença à décrire un cercle et Nervi jura entre ses dents.
Le varech nous attire dans son antre.
Il réussit, de la porte arrière, à passer un filin autour du col de Zentz et à le hisser à bord. Il se servit d’un grappin pour débarrasser la combinaison de l’homme inanimé des fragments de varech qui y adhéraient encore.
La situation avait dépassé les limites du ridicule. Elle était devenue tout simplement cocasse. Quelle importance pour lui, maintenant, que Flatterie se maintienne au pouvoir ou non ? Celui qui le remplacerait au sommet aurait de toute manière besoin des services d’un Spider Nervi. Il aimait le rôle qu’il jouait. C’était comme s’il avait trois ou quatre bons coups devant lui sur un échiquier alors que l’adversaire ne pouvait déjà plus rien faire. Il était temps que Flatterie se rende compte de sa valeur.
Ça lui apprendra à m’envoyer ici !
Zentz avait été touché par le varech et seuls les dispositifs automatiques de sa combinaison de plongée l’avaient empêché de nager on ne sait où. Mais ils ne l’empêchèrent pas de se débattre comme un diable lorsque Nervi le hissa. Avec ses soixante-cinq kilos contre la centaine que pesait Zentz, il lui fallut un bon moment pour le traîner à l’intérieur de l’hydroptère et le sangler sur une couchette. Il se demandait pourquoi il se donnait tout ce mal, si ce n’était pour permettre à Flatterie de s’amuser un peu au cas où ils ne retourneraient pas là-bas avec Ozette et Crista Galli.
Nervi manœuvra rapidement pour gagner le centre du lagon et s’apprêta à amorcer un décollage vertical. Cela consommerait beaucoup plus de carburant qu’il ne l’aurait voulu, mais réduirait les risques de se faire happer par le varech en colère.
Il programma le décollage vertical automatique sur son clavier de commande. La pleine puissance des réacteurs de l’hydroptère le cloua sur son fauteuil. Le vaisseau oscilla comme un insecte sur un brin d’herbe jusqu’à ce qu’ils se trouvent en sécurité à une bonne centaine de mètres au-dessus du lagon. Il régla les commandes pour redresser l’appareil et rentrer les patins. Ils auraient dû refaire le plein en dix minutes et ils étaient restés à la surface près d’une heure. Nervi ne pouvait plus se permettre de perdre une seule seconde.
Il écouta la radio, mais ne put se faire la moindre idée de la situation à la colonie. Il essaya de contacter Flatterie sur leur fréquence spéciale, mais ne trouva personne pour prendre la communication à l’autre bout. Il capta quelques fragments de conversation entre des pilotes d’appareils de reconnaissance et secoua la tête, perplexe.
Quel est l’idiot qui a réussi à persuader Flatterie de lâcher des grenades sur l’hydroptère que je poursuis ?
Il éteignit la radio et relâcha sa prise crispée sur les commandes. Mais les turbulences atmosphériques ne faisaient pas bon ménage avec son estomac et il coupa, au bout d’un moment, le système de pilotage automatique. Il lui fallait, de toute manière, une occupation autre que prêter l’oreille à la respiration délirante de Zentz. Mais sa tâche, pour le moment, se réduisait à maintenir la flèche jaune de son écran pointée sur les coordonnées vertes communiquées par les avions de reconnaissance.
Il savait, d’après la manière dont Zentz s’agitait sur la couchette du copilote, que le Chef de la Sécurité allait sans doute reprendre bientôt conscience.
Il avait du mal, lorsqu’il pensait à Zentz, à réprimer un ricanement à l’idée que celui-ci pût être le chef de quoi que ce soit.
Le Chef de l’Insécurité, plutôt. C’est un titre qui lui conviendrait mieux.
Il devait admettre, cependant, que Zentz n’avait pas eu la partie facile, depuis près d’un an, lorsqu’il s’agissait de contenir l’hostilité croissante des habitants des villages. Mais les émeutes populaires étaient une chose et Crista Galli, avec ses chevaliers servants issus de l’Ombre, en était une autre.
— Cent mètres d’envergure ! gargouilla Zentz à ce moment-là. Ses yeux étaient complètement égarés, ses deux pupilles se dilataient et se contractaient spasmodiquement, comme sous l’effet d’un rythme étrange.
Nervi ne répondit pas. Zentz avait commencé à délirer à propos d’une gyflotte géante dès l’instant où l’hydroptère avait décollé du lagon, et il continuait :
— Crista Galli… Le varech est devenu fou… La gyflotte géante a emporté l’hydroptère…
— Toutes ces salades ne veulent rien dire, et elles ne sont que dans votre tête ! s’écria finalement Nervi.
Il savait que Zentz ne pouvait pas l’entendre, mais cela le soulageait tout de même. Il conservait un ton calme et neutre, résultat d’une longue pratique particulièrement efficace chaque fois qu’il avait eu l’occasion de travailler avec Zentz. Il n’ignorait pas que cela mettait Zentz dans tous ses états, et c’était toujours à son propre avantage. Il se demandait si ses paroles auraient le même effet dans le rêve de Zentz. Il l’espérait. Sinon, c’était lui qui allait commencer à devenir nerveux.
La tempête qui continuait de faire rage le projetait contre les sangles de sa couchette de pilotage. Les courants atmosphériques ascendants, à l’approche de la côte, lui retournaient l’estomac. Comme la majorité des Pandoriens, il préférait emprunter, pour voyager, surtout pendant les tempêtes de l’après-midi, les couloirs de circulation du varech. Mais aujourd’hui, il était impératif de faire très vite. Le chat avait laissé trop d’avance à la souris. Il y avait un risque qu’elle lui échappe. Sans compter que Zentz avait peut-être raison à propos de l’autre hydroptère. Qui pouvait savoir quelles images le varech lui avait mises dans la tête ?
Si Ozette et Crista Galli se retrouvaient à pied dans cette région, il y avait de fortes chances pour qu’ils finissent dans l’estomac d’un capucin. Ozette ne lui semblait pas être tout à fait l’homme de ressource capable de survivre en toutes circonstances. Nervi savait que Flatterie les voulait tous les deux vivants… jusqu’à nouvel ordre. Et jusqu’à nouvel ordre, ce que voulait Flatterie était ce qu’il voulait lui aussi. Il ne s’agissait pas de s’endormir ici au point de l’oublier.
C’est surtout Zentz qui a intérêt à les prendre vivants, en réalité.
Le grand point d’interrogation, pour Nervi, était la gyflotte. Quel effet allait avoir sur Crista Galli le contact avec cette chose ?
Quel effet dans le bon ou dans le mauvais sens ?
Il y avait aussi ces maudits Zavatariens des régions du nord qui le mettaient, même lui, mal à l’aise. Personne ne pouvait se livrer ainsi à des travaux agricoles en terrain découvert sans bénéficier d’une protection quelconque. Il lui fallait à tout prix découvrir la nature – ou l’identité – de cette protection. Ils s’arrangeaient toujours pour échapper à la fois à Flatterie et aux capucins, et c’était une prouesse qui suffisait à lui imposer le respect.
Le ciel commençait à s’éclaircir par intermittence et Nervi apercevait déjà la côte. Les nuages serrés défilaient rapidement devant les deux soleils, faussant la perspective. Il savait que les camouflages zavatariens s’étendaient sur des kilomètres carrés de territoire. Il n’était pas indispensable d’avoir beaucoup d’imagination pour évaluer toute l’importance des nouvelles terres fertiles qui avaient été créées.
En l’espace de quelques semaines, les Zavatariens avaient transformé la roche nue en terrains cultivés. Ils avaient fait venir l’eau et mis en place leurs laboratoires malodorants. Toute la région côtière du nord était sillonnée de cours d’eau et tavelée de centaines de petits lacs dont un grand nombre abritaient déjà des stations de pisciculture intensive. Leurs fermes à l’aspect pitoyable suffisaient déjà amplement à les nourrir, il le savait de manière certaine. Il disposait d’informations bien meilleures que celles de Flatterie, mais ce dernier ne le payait pas pour ça.
Que font-ils de tous leurs surplus ?
C’était la grande question qu’il se posait et il savait que lorsqu’il l’aurait résolue il connaîtrait en même temps la réponse au problème des Enfants de l’Ombre.
Qu’on leur coupe les vivres et ils n’existent plus.
Quel gâchis, cependant, si Flatterie réussissait à détruire toutes ces cultures pour empêcher l’acheminement des vivres dont il était convaincu que les rebelles bénéficiaient. Il devait bien exister un moyen plus profitable.
L’idée le traversa que les Enfants de l’Ombre pourraient gagner, mais il écarta cette pensée d’un haussement d’épaules. Tout en admettant qu’il éprouvait du respect pour les Zavatariens et pour leur indépendance que Flatterie n’avait pas encore trouvé le moyen de brider, il n’avait nullement l’intention de se mouiller les mains avec ça, même si cette mission lui avait déjà fait remuer pas mal d’eau trouble.
Un sourire se dessina sur ses traits, chose rare chez cet homme au visage d’acier. Il commençait à songer sérieusement à sa retraite et ces régions du nord, avec leurs champs cultivés et leurs forêts naissantes, l’intéressaient grandement. Les gens qui s’y trouvaient allaient peut-être avoir bientôt besoin de protections professionnelles. Des protections contre les gens de la même espèce que Flatterie et son butor de Chef de la Sécurité.
On dirait qu’il y a pas mal de nouveaux, cette année.
Depuis la vague de séismes de ces dernières années, beaucoup de gens avaient cherché refuge à la surface. Même dans le cas des brumelles, il était plus simple de repérer une habitation qu’une galerie souterraine et il ne serait pas très difficile de recenser tous ces gens.
L’hydroptère s’enfonça soudain dans une zone de nuages et Nervi n’eut plus rien à repérer visuellement. Il concentra son attention sur ses instruments de bord. Le bruit de la pluie contre la carlingue de métal et de plaz de l’hydroptère était assourdissant. Il alluma ses phares d’atterrissage pour essayer de voir quelque chose, mais la visibilité ne dépassait pas quelques centaines de mètres. Un avertisseur se mit à sonner pour lui rappeler qu’il volait à la limite de la vitesse critique.
Ils n’étaient plus qu’à deux ou trois kilomètres des coordonnées fournies par les appareils de reconnaissance lorsque Zentz reprit suffisamment connaissance pour redresser le dossier de son siège.
— Comment c’était, là-bas ? lui demanda Nervi.
— Je ne veux plus jamais y retourner.
— Mais où étiez-vous au juste ?
— Partout, fit Zentz en essuyant la bave au coin de ses lèvres avec sa manche. J’étais partout… en même temps. J’ai pu les voir se faire emporter.
— Ils sont par là, quelque part.
— Sur la plage, au pied de la falaise. Ils sont sur la plage. Nervi laissa entendre un grognement amusé. Il imaginait ces terres grises sous le soleil, pleines de fleurs.
Flatterie ne pourra jamais y envoyer ses troupes. Personne ne rentrerait à la caserne.
— Nous allons bientôt nous poser, dit-il en diminuant les gaz. Vous ne les apercevez pas encore ?
— Non… ou plutôt oui ! fit Zentz en pointant un index tremblant sur tribord. Voyez quelle taille a cette… chose ! Je savais bien que c’était plus qu’un rêve.
Nervi était écœuré par la bave et les postillons que Zentz, dans son excitation, laissait échapper. La tempête s’éloignait maintenant aussi rapidement qu’elle était arrivée. La visibilité, au-dessus de la gigantesque gyflotte échouée, était devenue bonne. Le terrain, cependant, avait un aspect horriblement dangereux. La masse de l’hydroptère accidenté était visible parmi les lambeaux orange de la gyflotte éclatée.
C’était véritablement un monstre. À plat, elle faisait bien plus que la centaine de mètres qu’elle occupait dans le ciel. Environ la moitié de sa masse flottait sur l’eau et le reste était tassé sur l’étroite bande de sable qui séparait l’océan du pied de la falaise.
L’hydroptère paraissait à peu près intact. Nervi préférait éviter de se poser trop près de la carcasse géante. Il ne savait que trop bien ce qu’une petite quantité de cette poudre bleue pouvait faire. Certains Zavatariens complètement ravagés par elle avaient l’habitude d’errer, hagards, autour des villages. En outre, la zone balayée par la marée était trop étroite et les marées elles-mêmes trop imprévisibles à son goût. La plage proprement dite, de la falaise à la ligne de marée, était jonchée de gros blocs. Il avait le choix entre le haut de la falaise et la surface de l’eau. Mais la présence de tout ce varech ne lui disait rien qui vaille, ni la manière dont la carcasse de la gyflotte était disposée.
— Branchez les détecteurs électroniques et infrarouges, ordonna-t-il à Zentz. Je vais faire deux ou trois passages pour être sûr qu’aucune surprise ne nous attendra en bas. Ensuite, nous aviserons en ce qui concerne la meilleure manière de les sortir de là.
Il se disait tout d’un coup que leur situation était totalement absurde. Flatterie avait mis son précieux Orbiteur en place et sa nef spatiale était prête à partir, il avait l’intention d’établir une colonie intermédiaire dans une ceinture d’astéroïdes qui se trouvait à plus d’un million de kilomètres de là. Les lunes de Pandore étaient encore plus instables que la planète. Même Nervi admettait que la fuite était la seule solution possible à long terme. Mais il doutait que cela en vaille la peine de son vivant, surtout s’il insistait pour risquer sa peau dans un combat de catch avec une outre à hydrogène pleine de tentacules et de poudre hallucinogène.
Il choisit un emplacement au sommet de la falaise, à proximité d’une descente qui n’avait pas l’air trop difficile. Il fallait que Zentz ait retrouvé toute sa lucidité quand ils arriveraient en bas.
Si cette fille est d’essence aussi divine qu’on le dit, qu’elle se sorte de là elle-même.